Sans justice reproductive, il n’existe que des pseudo-choix, et ces pseudo-choix nourrissent la récupération conservatrice.
- Justine Guittonny Cappelli
- Aug 18
- 4 min read
Updated: Aug 21
Je garde un souvenir vif de mon premier cours d’éducation sexuelle, en sixième. On nous y a montré comment enfiler un préservatif masculin sur un phallus en bois, puis rapidement le “préservatif féminin” (sans outils de visualisation), présenté comme plus contraignant. À la fin, la distribution de préservatifs devint un jeu cruel : les garçons tournèrent en dérision la “jolie fille de la classe”, en projetant sur elle, à voix haute, ce qu'ils feraient de ce préservatif.
À l’époque, je ne savais pas encore analyser ce malaise. Aujourd’hui, je comprends que ce cours ne nous apprenait pas la liberté, mais la conformité. La sexualité nous était présentée comme une technique biologique, réduite à l’acte hétérosexuel pénétratif. On n’y parlait pas de consentement, ni des humiliations vécues dans la salle même. Cette éducation n’ouvrait pas des choix, elle les enfermait. Et c’est exactement dans ce cadre qu’il faut comprendre la question de l’avortement : non pas comme un choix libre, mais comme un “non-choix” dans une société saturée de contraintes.
Si ce malaise me semble aujourd’hui si clair, c’est parce que cette pédagogie ne se limitait pas à un simple cours : elle s’inscrivait dans un imaginaire plus vaste qui façonne les filles dès leur enfance. On nous apprend à “protéger” un rapport, mais jamais à comprendre les rapports de pouvoir. Et dans le même temps, on nous prépare à devenir mères. Les petites filles reçoivent des poupées à nourrir, des landaus à promener, des cuisines miniatures. Tout cela n’est pas neutre : il s’agit de naturaliser la maternité, de la rendre évidente avant même qu’elle ne soit vécue. Comme l’a montré Elisabeth Badinter : “L’instinct maternel n’est pas une essence intemporelle, mais une construction historique qui sert à assigner les femmes à la maternité” (L’amour en plus, 1980).
Dès lors, on comprend mieux pourquoi la question de l’avortement ne peut pas être séparée de cette toile culturelle. Car choisir de garder un enfant ou d’interrompre une grossesse n’est jamais une décision pure : c’est toujours une réponse à un ensemble de pressions:
- pressions sociales, qui enferment les femmes dans une alternative intenable entre “mamans” et “putains”,
- pressions économiques, qui rendent impossible la maternité sans dépendance
- pressions symboliques, qui culpabilisent ou invisibilisent.
Angela Davis l’avait déjà formulé : “Le contrôle de la natalité ne doit pas seulement signifier le droit à ne pas avoir d’enfants, mais aussi le droit à en avoir dans la dignité et la sécurité” (Femmes, race et classe, 1981). Or ce double droit est rarement garanti.
C’est pourquoi, si l’on regarde de près, la plupart des décisions en matière d’avortement relèvent moins d’un véritable choix que d’une gestion de contraintes. D’un côté, les injonctions natalistes glorifient la maternité comme accomplissement suprême, de l’autre, les pressions à avorter effacent les grossesses “illégitimes” ou non conformes. Dans les deux cas, la liberté proclamée s’avère illusoire.
C’est pour répondre à cette impasse que les féministes racisées des amériques ont développé le concept de justice reproductive. Leur intuition est simple : tant qu’on ne relie pas la santé sexuelle et reproductive aux conditions sociales et politiques dans lesquelles vivent les femmes, aucun choix n’est vraiment libre. Dorothy Roberts rappelait que : “La véritable liberté reproductive exige bien plus que le droit légal à l’avortement ; elle exige la transformation des structures sociales qui contraignent le choix” (Killing the Black Body, 1997). Loretta Ross et Rickie Solinger ont prolongé cette idée : “La justice reproductive relie la santé sexuelle et reproductive aux conditions sociales, politiques et économiques qui façonnent les choix des femmes” (Reproductive Justice: An Introduction, 2017).
On comprend alors pourquoi les droits existants restent si fragiles. Parce qu’ils sont incomplets, ils peuvent facilement être récupérés et renversés. Une personne qui n’a pas conscience que son genre est une construction culturelle, qui croit même avoir échappé aux stéréotypes parce qu’élevée dans une famille progressiste, mais qui découvre brutalement la violence des pressions sociales lorsqu’elle tombe enceinte au “mauvais moment”, devient vulnérable à la séduction des discours conservateurs. Ceux-ci ne se contentent pas de promettre de “restaurer l’ordre” : ils affirment offrir la seule véritable justice reproductive, en exaltant la protection offerte par famille traditionnelle, les réseaux de paroissiens et l’Église comme structure parfaite, preuve de l’existence de Dieu et de la légitimité du patriarcat. Dans ce récit, la dépendance devient protection et la contrainte, liberté.
Et c’est ici que la cohérence du système se révèle. Car ce n’est pas seulement une rhétorique : c’est déjà une politique. En Hongrie, Viktor Orbán récompense les mères de familles nombreuses par des exonérations fiscales, mais uniquement si elles sont mariées et hétérosexuelles. Aux États-Unis, l’annulation de Roe v. Wade en 2022 a permis l’interdiction de l’avortement dans plusieurs États, tandis que les aides sociales sont réduites : la maternité y est glorifiée comme mission divine, mais rendue matériellement impossible sans dépendance. En Italie, Giorgia Meloni exalte la “famille naturelle” et associe natalité blanche et survie de la nation, tout en coupant les budgets sociaux. Même en France, les discours sur le “grand remplacement” s’accompagnent d’un encouragement implicite à la natalité blanche, alors que les soutiens matériels stagnent.
Ce que révèlent ces exemples, c’est que si des droits ont été concédés aux femmes, aux racisé·es, aux ouvrier·es, aux LGBTQIA+, ce n’est que dans la mesure où ils restaient compatibles avec une utilisation capitaliste et contrôlable. C’est pourquoi ils sont toujours réversibles, toujours menacés. Silvia Federici le résumait ainsi : “Le corps des femmes est devenu, dans la transition au capitalisme, le premier terrain de colonisation” (Caliban et la sorcière, 2004). Tant que les corps restent administrés comme des ressources (pour la reproduction, la sexualité, le soin), il ne peut y avoir de choix réellement libre.
C’est pourquoi la véritable liberté ne réside pas dans le simple droit formel d’avorter ou de garder un enfant, mais dans la construction d’une justice reproductive totale. Sans une déconstruction culturelle dès l’enfance (pour dévoiler les mythes du genre, de la maternité et de la sexualité hétéronormée ), il n’y aura que des pseudo-choix, toujours vulnérables. Et sans justice reproductive, il n’existera jamais de droits durables : seulement des concessions précaires, prêtes à être retirées dès qu’elles cessent de servir l’ordre patriarcal et capitaliste.





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