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Héritages coloniaux et continuités structurelles : le cas irlandais des absentee landlords

  • Writer: Justine Guittonny Cappelli
    Justine Guittonny Cappelli
  • Aug 17
  • 3 min read

Il y a peu, j’ai entendu un Irlandais faire la remarque selon laquelle certains propriétaires fonciers ou promoteurs se comportent aujourd’hui « comme des absentee landlords », expression renvoyant à ces propriétaires anglais et anglo-irlandais qui, entre le XVIIe et le XIXe siècle, exploitaient leurs terres depuis Londres ou Dublin, sans jamais résider parmi leurs tenanciers. L’image, profondément ancrée dans la mémoire collective, incarne la domination coloniale fondée sur l’extraction des richesses et l’indifférence au sort des populations locales. Mais cette analogie contemporaine dépasse la simple rhétorique : elle révèle un phénomène plus large, celui des continuités structurelles léguées par la colonisation.


Les sciences sociales ont en effet montré que la colonisation ne s’achève pas avec le départ du colon. Elle laisse derrière elle un ensemble de dispositifs (administratifs, fonciers, juridiques, économiques) qui tendent à être réinvestis par de nouvelles élites locales, ou parfois par d’autres acteurs étrangers. Frantz Fanon (1961) notait déjà que la bourgeoisie nationale indépendante se contentait souvent de reprendre à son compte les institutions coloniales, reproduisant ainsi les logiques d’exploitation. Achille Mbembe (2000) et Aníbal Quijano (2000) ont quant à eux analysé la persistance de la « colonialité », c’est-à-dire de formes de domination héritées qui continuent de structurer les sociétés postcoloniales malgré l’indépendance politique.


L’Irlande illustre particulièrement bien cette dynamique. Les réformes foncières de la fin du XIXe siècle, puis l’indépendance de 1922, n’ont pas aboli les hiérarchies issues du système agraire colonial. Si les Land Acts ont permis le transfert de terres, ce sont surtout des fermiers relativement aisés qui en ont bénéficié, consolidant une nouvelle gentry locale au détriment des plus pauvres (Lyons, 1971 ; Lee, 1989). Ainsi, le départ des landlords anglais a ouvert la voie à une élite irlandaise occupant les mêmes positions sociales, dans un cadre institutionnel largement hérité de l’ordre colonial.


Cette continuité se prolonge jusqu’à aujourd’hui. Dans de nombreuses conversations locales, revient l’idée que certains héritiers de vastes patrimoines fonciers ont vendu leurs terres à des investisseurs étrangers, tout en conservant assez de biens pour tirer profit de la spéculation immobilière et du tourisme. L’analogie avec les absentee landlords garde ainsi toute sa pertinence : les mécanismes d’extraction et d’exclusion demeurent, mais leurs acteurs se sont transformés.


Pourtant, ce constat est souvent accompagné d’un paradoxe. Alors que beaucoup savent que la financiarisation de la terre, l’emprise du tourisme et la spéculation immobilière sont au cœur de la crise du logement, la colère ne se retourne pas contre les logiques héritées du colonialisme, mais contre les populations migrantes. Ces dernières, fuyant des pays détruits par d’autres formes de colonialisme (ancien ou néocolonial) se retrouvent à occuper en Irlande les positions les plus précaires : emplois mal rémunérés, tâches délaissées, conditions d’exploitation. Elles subissent en outre le racisme de ceux qui, plutôt que de questionner les structures toxiques héritées, reportent sur les étrangers la responsabilité de leurs propres souffrances.


C’est là un rappel nécessaire : avoir été victime de structures coloniales n’immunise pas une société contre leur reproduction. L’histoire irlandaise, comme tant d’autres, montre au contraire que ces dispositifs s’enracinent et se réinvestissent, façonnant durablement l’économie, le social et l’imaginaire politique. Les sociétés anciennement colonisées ne s’émancipent pas automatiquement des logiques de domination, elles doivent les déconstruire activement, sans quoi celles-ci perdurent sous de nouveaux visages.


A witch gathering the dew as a way to steal from the rich folks.
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