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l’« arnaque du choix » ne se comprend vraiment que si on regarde de près comment il fonctionne aujourd’hui: non comme liberté, mais comme dispositif qui privatise le risque et moralise les conséquence

  • Writer: Justine Guittonny Cappelli
    Justine Guittonny Cappelli
  • Aug 20
  • 4 min read

On nous dit souvent : « c’est ton choix ». Ça a l’air respectueux, presque neutre. En réalité, c’est une manière de clore la discussion et de renvoyer la responsabilité entière sur la personne. Tu es enceinte et tu prends le métro ? Pas de place pour toi, « c’est ton choix ». Tu demandes un aménagement au travail pour ta famille ? Refusé : « c’est ton choix » d’avoir des enfants. Cette formule déplace la question du collectif vers l’individuel, et fait comme si tout était affaire de décisions privées. Mais ce n’est pas un hasard : c’est une technologie sociale qui fonctionne très bien pour maintenir l’ordre.


Il faut se souvenir que l’idée de « choix » n’a pas été inventée par le capitalisme. Le christianisme avait déjà installé une logique très forte de responsabilité individuelle : le péché, la confession, la conscience. Avec le protestantisme, cette responsabilité est devenue une discipline de vie entière : Weber l’appelle l’« ascèse intramondaine », où le bon croyant prouve son salut par sa réussite, sa rigueur, sa productivité. Quand le capitalisme s’est imposé, il a recyclé ce modèle : ce n’est plus Dieu qui juge, mais le marché. La faute devient « mauvais choix », la grâce devient « mérite ». Foucault explique très bien comment cette responsabilité personnelle a glissé dans la gouvernementalité libérale : chacun doit se gouverner soi-même, comme une petite entreprise.


Mais ce que nous appelons « choix » ressemble bien plus à une enchère qu’à une liberté. Dans une enchère, tout le monde peut lever la main, mais pas avec les mêmes jetons. Certains ont plus d’argent, de réseaux, de temps, de santé, de culture. C’est exactement ce que Bourdieu appelle les « choix sans alternatives » : les décisions que nous croyons personnelles sont déjà cadrées par nos positions sociales, nos habitudes, notre capital. Polanyi disait déjà que « choisir » de vendre sa force de travail n’était pas une vraie liberté : c’était une contrainte, imposée par la survie dans une société où tout devient marchandise.


Si tu regardes bien, cette logique est partout. Dans le métro, qui obtient une place ? Celui ou celle dont le corps correspond à ce que la société juge « prioritaire ». Au travail, qui réussit à négocier un aménagement ? Celui qui a une réputation solide, du capital social, ou un manager qui le valorise. Hirschman le résumait bien : face à l’injustice, on peut se taire, protester, ou partir, mais protester ou partir coûtent bien plus cher aux plus fragiles. Dans une enchère, tout dépend de ce que tu peux miser.


Le capitalisme, lui, a raffiné le procédé : il parle sans cesse de « liberté de choix », mais il contrôle l’architecture de ces choix. Thaler et Sunstein expliquent comment on nous « nudges », en orientant nos décisions par la présentation des options. Zuboff montre que les plateformes organisent des enchères de notre attention : ce n’est pas nous qui choisissons, c’est l’algorithme qui a choisi ce qui nous fera cliquer. Et après, on nous dit « tu as choisi ».


Même nos vies affectives sont prises là-dedans. Eva Illouz décrit comment l’amour, le couple, les émotions deviennent des marchés régulés par des applis. On parle de liberté, mais on vit l’optimisation : mieux se vendre, viser plus haut, supporter les refus. Et encore une fois, la défaite est personnalisée : si tu es seul·e, c’est que tu n’as pas su « choisir » correctement.


C’est là que le « c’est ton choix » devient une arme de culpabilisation. Le risque est privatisé : à toi d’assumer le chômage, la maternité, la fatigue, la maladie. Le profit est collectivisé : à l’entreprise, à l’État, à la société de bénéficier de ta flexibilité. Michael Sandel parle de « tyrannie du mérite » : dans cette logique, les gagnants pensent avoir mérité leur succès, et les perdants intègrent qu’ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes.


Et pourtant, on continue de croire à une égalité de départ. Comme si l’enchère se jouait entre mains levées équivalentes. Or il y a des frais d’entrée, des seuils invisibles, des coups de pouce aux plus riches. Bourdieu l’a montré pour l’école : elle se présente comme espace de choix égalitaire, alors qu’elle reproduit et légitime les inégalités.


Face à ça, beaucoup proposent d’augmenter le nombre d’options : plus d’écoles, plus de contrats, plus de plans santé. Mais multiplier les lots ne change pas la logique si on ne change pas les règles de départ. C’est pour ça qu’Amartya Sen propose de penser en termes de « capabilités » : pas le nombre de cases à cocher, mais la possibilité réelle d’en cocher une. On peut avoir mille options affichées et aucune possibilité effective.


En fait, ce que nous appelons choix est un héritage très long. La confession chrétienne, la morale de la responsabilité, l’individu qui se raconte comme auteur de sa vie. C’est ce sillage qui fait que le « c’est ton choix » sonne si naturel, si évident. Mais derrière, il y a une enchère truquée. Et tant qu’on ne la nomme pas, on continue à confondre mise en concurrence et liberté.


Le plus pervers, c’est que ça marche bien : les gagnants se confortent dans leur mérite, les perdants se sentent coupables, et tout le monde répète la formule. Pourtant, il suffirait de la retourner : au lieu de dire « c’est ton choix », dire « voilà les contraintes qui t’ont conduit là ». Alors on verrait réapparaître l’histoire longue, les positions sociales, les inégalités de départ, l’architecture invisible qui cadre nos décisions.


Si l’on remplace, dans nos phrases quotidiennes, « c’est ton choix » par « compte tenu des contraintes qui pèsent sur toi », la pièce change de lumière. On voit réapparaître l’histoire longue (Weber, Foucault), la position sociale (Bourdieu), la fictive marchandisation des vies (Polanyi), l’architecture comportementale (Thaler, Zuboff), la moralisation méritocratique (Sandel), et l’écart entre options affichées et capabilités réelles (Sen). Ce n’est pas une coquetterie théorique : c’est la condition pour parler honnêtement de liberté. Sans cette lucidité, nous continuerons à confondre enchère et émancipation, et à jeter « c’est ton choix » comme un verdict là où nous devrions, d’abord, rouvrir la question des règles et des mises.


Étaín, watercolor & metallic gold leaf, 2025.
Étaín, watercolor & metallic gold leaf, 2025.

 
 
 

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